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Après bien des questions, des flatteries, des encouragements, le trapéziste finit par dire en sanglotant: « Cette barre unique dans les mains...est-ce une vie ? »

                                         Franz Kafka

Funambules et Somnambules

par Nadine Vasseur

Hommes et chiens, femmes et acrobates, danseuses, cyclistes, dormeurs... Le monde de Yaarit Makovski est infiniment peuplé. Il est habité par des corps aux formes denses dont les silhouettes très dessinées, les courbes sensuelles, nous disent tout le poids de chair. Qu’ils s’élancent, tourbillonnent seuls ou enlacés, ou bien au contraire se tiennent immobiles, quand ils sont la proie du sommeil ou d’une indicible stupeur. Leur présence est pourtant toujours lointaine, comme séparée de nous, qui les regardons, par une infime pellicule, un voile intangible qui semble nous suggérer que leur univers relève d’une autre scène. Scène du rêve ou seulement d’un demi sommeil, proche de la torpeur, ainsi que nous le suggèrent les rideaux qui s’ouvrent sur deux dormeurs dont les corps engourdis se laissent porter par les flots, au voisinage des poissons. Ici, ce n’est pas un lion, comme dans le tableau du Douanier Rousseau, qui veille sur leur sommeil confiant, mais un avion dans un paysage de pyramides, semblables à des dunes de sable rouge. Ailleurs, un homme - peut-être une femme - s’est abandonné au sommeil sur un canapé, au milieu d’un champ. La vie tout autour continue. Un oiseau tournoie dans le ciel. Des chiens, des hommes sont tous près de lui. Mais tous regardent ailleurs, telles ces silhouettes aveugles et indifférentes qui peuplent parfois nos rêves et qui nous frôlent sans pourtant jamais nous toucher. On ne sait jamais où regardent les personnages de Yaarit Makovski. Leurs yeux noirs, parfois rayés d’une ombre qui les brouille et les obscurcit, fixent des points mystérieux qui échappent au cadre de la scène. Il regardent vers on ne sait quel horizon inaccessible. Quand ils ne sont pas tout entier tournés vers cet espace intérieur, où nul ne peut plus les atteindre. Les êtres se croisent sans se voir. Ils se tournent souvent le dos. Sauf quelquefois quand ils dansent ensemble. Alors les corps se rapprochent. Un sourire se dessine sur le visage de l’homme qui regarde sa femme danser pour lui, My sweet little girl fly. Elle virevolte et s’envole sur ses chaussures à talons rouges. Tête à tête amoureux, instant de grâce. Que l’on danse le tango, ou que l’on danse avec un ours, danser à deux est, dans ce monde, la principale image de l’amour. Veiller sur le sommeil de l’autre l’est aussi, que l’on soit un homme ou un chien...

Mais cet amour est isolé du reste du monde, il se détache sur fond de désert ou de scène vides et dénudées. C’est dans un paysage de tours froides et inhabitées que King Kong, la tête baignée de lune et de soleil, tient la femme qu’il aime dans ses bras.

Plus souvent encore, les danseurs de Yaarit Makovski évoluent seuls, tels des monades dont les mouvements aériens des bras, les jambes qui tournoient, définissent un espace clos, qui finit à leur propre corps, comme absent à tout ce qui l’environne. Une ballerine, le pied dans la main, ignore la femme qui dort, à deux pas d’elle, sur un canapé. Elle ne voit pas l’homme qui joue au billard. Solitudes juxtaposées, bulles d’existence. Ces danseurs se meuvent quelquefois comme à l’extrémité de la terre, à deux pas du vide. Déhanchés, contorsionnés, leurs corps, tout présents qu’ils soient, sont comme en apesanteur, au bord du déséquilibre. Saisis en plein élan, ils sont alors, jusqu’au bord du gouffre, l’incarnation même de la vie. Celle-ci a déserté les regards, qui sont tout entiers refermés sur leur propre énigme, mais elle jaillit partout du geste, de cette liberté des corps qui se joue de la tragédie.

Si plusieurs scènes témoignent de cette inquiétante étrangeté, dont parle Freud à propos du rêve, rares sont celles, en effet, qui ressemblent à des cauchemars. Seule une scène de chasse meurtrière – doigts inquisiteurs pointés, fusils braqués sur un stand de tir dont les cibles paraissent vivantes – nous arrache au monde feutré du songe. Dans cette image de carnage qui n’est pas sans nous rappeler certains cauchemars de l’Histoire, c’est l’ensemble des êtres vivants qui est visé, les hommes mais également les grenouilles, les renards et les chiens ; tous ces animaux qui peuplent de leur présence tendre et amusée le monde de Yaarit Makovski.

« La vie est tragique mais elle n’est pas grave », se consolent funambules et acrobates qui voltigent et se balancent au dessus du sol, souples et aériens. A leur côté, un ours, un chat, un rhinocéros, un oiseau et quantité de chiens leur rappellent qu’ils ne sont pas seuls. Tout égarés qu’ils soient, ils n’en appartiennent pas moins à la luxuriante nature. Il suffit d’ouvrir la porte du cirque que baigne la lumière d’un lampadaire, blanche et voilée: dehors, un monde inondé de couleurs est là, qui les attend. Comme dans les contes de notre enfance, rien dans cet autre monde n’est encore séparé. Tout s’y mêle et s’y confond : les bêtes et les plantes, le ciel et l’eau, les hommes et les paysages, le jour et la nuit. Les fleurs sont comme de grands parasols, les poissons volent dans les airs et une grande bouche rouge leur sourit depuis le haut de la montagne. Rouge comme les bottes des paysannes, rouge comme leurs joues, comme les fleurs, comme les chiens. Comme le ciel. Comme le pull-over d’Alice au Pays des merveilles. Dans le tableau de Yaarit Makovski, Alice se retourne. Elle jette un regard sur le chemin qu’elle a parcouru. Est-il loin le Pays des merveilles ? C’est étrange comme il ressemble au nôtre, avec ses chiens et ses êtres au regard absents... A se demander où se trouve l’autre côté du miroir ... Peut-être bien ici.

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