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Griffer la peau de l’art

par Gilbert Lascaut

Par ses gravures aiguës et acérées, par sa recherche poétique ardente, par la cruauté de ses scènes énigmatiques et intenses, Yaarit Makovski (1949-1997) griffe la peau de l’art. Elle la tatoue. Elle la scarifie. Elle la raye, l’érafle, la strie ; elle la balafre ; elle la zèbre. Elle la marque. Elle imprime les blasons ignorés, les hiéroglyphes incertains, les idéogrammes indéterminés, les messages flottants, les codes indéfinis, les signes ambigus, sur la peau de l’art.

Yaarit Makovski est une géographe audacieuse. Elle est une exploratrice décidée. Sur les surfaces, sur les supports, elle trace des contrées inconnues, des pistes nouvelles, des sentiers, des errances résolues, une pérégrination choisie. Elle esquisse des corps. Elle dessine leurs contours. Elle jalonne de balises une route à suivre. Elle mesure et s’oriente. Elle se perd et se retrouve. Elle cherche des repères, des amers. Elle délinée des démarcations, des bornages, des relevés, des cadastrages, des triangulations, des topographies. Son exploration est parfois proche de celle d’un personnage de Kafka : l’arpenteur K. qui tente de travailler au bas du Château. Météorologue, elle examine des climats différents, les pressions, les températures, la sécheresse et l’humidité, les vents, les nuages. Elle évalue les ambiances, les milieux, les changements, les sautes, les éclaircies.

Yaarit Makovski connaît bien les exils, les séparations, les bannissements, les déplacements, les départs, les migrations, les exodes. Elle s’y attend. Elle s’y prépare. Elle agit. Elle fait feu de tout bois. Elle cherche à persévérer en un ici provisoire, en un immédiat menacé. Elle croit à l’espérance. Elle cite parfois une phrase d’Andy Warhol : « Il ne faut pas faire les choses tristes. Il faut juste dire c’est comme ça que les gens font aujourd’hui. » Il faut tenter de lutter contre la tristesse, contre le morne, contre le morose.

Yaarit Makovski imagine des espaces bouleversés, des lieux contradictoires, des terrains instables, des pays oscillants, des sites fantasques, peut-être à la manière de ceux qu’inventent Georg Grosz (1893-1959), Otto Dix (1891-1969), Saul Steinberg (1914-1999), David Hockney (né en 1937), Jan Voss (né en 1936), Roland Topor (1938-1997) ou Antonio Segui (né en 1934). Par exemple, Saul Steinberg transforme un sac froissé en une maison ; les lignes d’une partition représentent la pluie qui tombe ; les lettres des mots deviennent des personnages ; en une crise du principe d’identité, chaque chose devient autre... Chez le féroce Georg Grosz, un médecin militaire, ricanant, déclare « bon pour le service » un squelette moisi qu’il ausculte ; avec une objectivité désabusée, Grosz peint des scènes de rues berlinoises ; il attaque les galons, la soutane et le coffre-fort... Ou bien, Otto Dix peint des officiers anciens, mutilés, manchots ou sans jambes, « gueules cassées », qui jouent ; l’un tient ses cartes entre ses orteils. Otto Dix choisit souvent une couleur froide et stridente ; il représente les filles, les artistes du cirque, des tranchées, des Tentations de saint Antoine... Ou encore, le virtuose David Hockney choisit, parfois simultanément, des perspectives différentes, des styles opposés (le cubisme, le fauvisme, la réalité minutieuse), des allures divergentes ; une montagne est érodée, elle est perçue dans un puzzle par des montages et des démontages, par des chevauchements et des décalages ; les Indiens bariolés des Montagnes Rocheuses sont fatigués ; Hockney propose des grottes secrètes, des chaises disloquées, des plans qui se meuvent et se masquent...Ou aussi ; Jann Voss peint, entre autres, un astre creux et délirant, une cithare meurtrière, des lièvres alanguis, des labyrinthes, des anti-scorpions, des simulacres d’écritures, des œufs à lunettes... Ou encore, chez Roland Topor, des ciseaux géants ouverts sont des pièges et décapitent les oiseaux qui volent dans le ciel ; la flamme d’une chandelle est la lame d’un poignard ; la carte géographique du Tendre s’inscrit sur les rides d’une femme vieille... Ou bien, dans certains dessins d’Antonio Segui, les fumées deviennent des colonnes de pierre galbées ; des nuages ressemblent à des guitares ; une

« maison unijambiste » est une sorcière joyeuse qui saute ; les danseurs de tango semblent des fauves ; les édifices bougent.

Dans les cirques aberrants de Yaarit Makovski, dans ses territoires disparates, vont et viennent les courbes, les lignes droites, les points disséminés, les cases, les damiers,les couleurs, les ratures, les chiffres, les lettres, les ballerines, les funambules, les chasseurs excités, les cyclistes, un pape couronné, des chiens, un immense ours placide, un chat, un rhinocéros...

Les pays de Yaarit Makovski ne sont jamais sereins. Nulle stabilité, nul équilibre, nulle permanence, nul calme. Tout arrivera. Tout surprendra... Pourtant, les mouvements sont suspendus. L’impulsion, la houle, le tourbillon, le flux sont en suspens. Il y a déjà eu l’avant (presque oublié) et l’avenir n’est pas encore annoncé. L’immédiat est à la fois possible et impossible ; il est rêvé et inaccompli ; il est seulement imaginé et impensable au cœur du cyclone.

Chaque gravure (ou chaque pastel) pourrait illustrer tantôt une fable indécise, tantôt la prophétie d’une sibylle, tantôt un mythe minime, tantôt une légende paradoxale, tantôt une moralité extravagante, tantôt une trame équivoque. Le cocasse et le tragique se mêlent.

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